Sunday, October 4, 2009

Merleau-Ponty: L'Œil et l'Esprit

L'Œil et l'Esprit, écrit en 1960, est le dernier texte de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961). J'en ai souligné quelques passages et je tente maintenant d'en restituer l'argument. [Désolé pour l'état squelettique de cette note..]

Section I

MMP (c'était aussi le surnom d'un charismatique professeur à la barbe blanche de Quantentheorie à la Humboldt Universität:) prend le problème du désenchantement de la science moderne comme point de départ.

"La science manipules les choses et renonce à les habiter." (p.9, première phrase du folio)

"Il faut que la pensée de science -- pensée de survol, pensée de l'objet en général -- se replace dans un « il y a » préalable, dans le site, sur le sol du monde sensible et du monde ouvré tels qu'ils sont dans notre vie, pour notre corps, non pas ce corps possible"…
"Dans cette historicité primordiale, la pensée allègre et improvisatrice de la science apprendra à s'appesantir sur les chose mêmes et sur soi-même, redeviendra philosophie…" (p.12-13)

La solution doit venir de la peinture, le vrai sujet qui intéresse MMP.

"Or l'art et notamment la peinture puisent à cette nappe de sens brut dont l'activisme ne veut rien savoir." (p.13)

Note comme la ponctuation, son absence en fait, indique bien comme MMP ne compte pas s'appesantir sur les autres arts que la peinture, qu'il discrédite tous en deux phrases expédiées. Lui, c'est la peinture son truc.

"Le peintre est seul à avoir droit de regard sur toutes choses sans aucun devoir d'appréciation." … "Quelle est donc cette science secrète qu'il a ou qu'il cherche?"

Le décor est planté.

Section II

MMP essaie de cerner "cet extraordinaire empiétement" du monde tel que nous le voyons et du monde dans lequel nous nous déplaçons (je ne suis pas certain de bien le suivre ici; oppose-t-il la perception visuelle à la perception tactile?).

"C'est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture." …
"Le monde visible et celui de mes projets moteurs sont des parties totales du même Être." (p.16-17)

"L'énigme tient en ceci que mon corps est à la fois voyant et visible." (p.18)

"… l'indivision de sentant et du senti." (p.20)

C'est intéressant, et j'aimerais y acquiescer (et faire le lien avec la théorie quantique, éventuellement…), mais je peine à trouver la substance de sa réflexion. Ses formules sonnent creux:

"le dessin et le tableau"… "sont le dedans du dehors et le dehors du dedans"… (p.23)

See what I mean?

Ce qui a le plus excité mon crayon sont des citations:

la nature est à l'intérieur », dit Cézanne." (p.22)

"Max Ernst"… "« … le rôle du peintre et de cerner et de projeter ce qui se voit en lui. »" (p.30)

Même si je ne suis pas emballé par l'argumentation de MMP, je trouve ces citations très inspirantes. Après tout, ce n'est pas réellement les sortir de leur contexte, MMP s'en est déjà chargé.

(Il m'arrive d'ailleurs souvent d'aimer une citation au fi de son utilisation particulière. Par exemple, bien que je ne me soie pas à vrai dire délecté de La Porte Etroite (1909) d'André Gide (1869-1951), j'ai été profondément touché par une citation paradoxale du Christ, elle-même tirée de Pascal: "Qui veut sauver sa vie la perdra.")

Ce que j'aime dans la citation de Cézanne, c'est sa force et sa beauté brute. Elle est faite de mots simples, tirés du langage quotidien, et pourtant elle frappe l'entendement et fait résonner les hautes sphères spirituelles. La nature, c'est ce qu'il y a devant moi, là, ce que je vois par-delà ma fenêtre. Et en moi sont mes sentiments et mes idées, immatérielles et intimes. Et bien les deux ne s'opposent pas, on ne peut pas poser l'une comme fondamentale (tels les cartésiens l'esprit, ou les positivistes la réalité physique) et y prendre appui pour explorer l'autre, non. Les deux sont une seule et même chose, et il ne fait sens de les considérer qu'en conjonction.

"Les parfums, les couleurs et les sons se répondent." Certes, certes, bravo Charles, voilà qui devrait faire mollir les âmes tendres, mais ce n'est pas tout! La nature est à l'intérieur. Comprends bien ça.

Quand Cézanne peint la montagne Sainte-Victoire (plagié-je?), il se fout pas mal du paysage, tout comme il se fout pas mal du panier de pommes qu'il peint. Ce qui l'intéresse c'est l'intérieur, ou plutôt le fait hallucinant que la montagne, toute géologique qu'elle puisse être, elle est à l'intérieur. A l'intérieur de lui, quand il la voit.

Et c'est là que MMP nous dit à point

"la peinture ne célèbre jamais d'autre énigme que celle de la visibilité." (p.26)

Section III

"Comme tout serait plus limpide dans notre philosophie si l'on pouvait exorcise ces spectres, en faire des illusions ou des perception sans objet, en marge d'un monde sans équivoque! La Dioptrique de Descartes est cette tentative. C'est le bréviaire d'une pensée qui ne veut plus hanter le visible et décide de la reconstruire selon le modèle qu'elle s'en donne." (p.36)

On croirait presque entendre le sarcasme des physiciens quantiques à l'égard de ceux qui (comme Einstein) ne veulent pas abandonner leur rêves déterministes...

Le mot clé ici est "hanter". Si nous étions immortels nous pourrions nous en passer. A défaut, nous hantons, et c'est tant mieux.

Après avoir discrédité "la chose même" et "l'espace en soi", "l'en soi par excellence" cartésiens, MMP concède

"Descartes avait raison de délivrer l'espace. Son tort était de l'ériger en un être tout positif, au-delà de tout point de vue, de toute latence, de toute profondeur, sans aucune épaisseur vraie." (p.48)

J'aime bien cette idée qu'il est nécessaire de passer par une étape de pensée rigide, positiviste, réaliste, avant de pouvoir dans un deuxième temps s'en affranchir et accepter l'incertitude. MMP nous dit par exemple que

"l'espace n'a pas trois dimensions"

en quoi, de nouveau, je serais friand de pouvoir le suivre mais je ne vois pas bien comment.

"les dimensions sont prélevées par les diverses métriques sur une dimensionnalité, un Être polymorphe, qui les justifie toutes sans être complètement exprimé par aucune."

Mais, ai-je presque envie de dire, cet "Être polymorphe" est-il Calabi-Yau?

Si je comprends bien, la dimensionnalité serait une propriété du mode de perception plus qu'une propriété intrinsèque des choses. Une qualité secondaire, et non une qualité primaire. Hm. Intéressant.

"Quelque chose dans l'espace échappe à nos tentatives de survol." (p.50)

"En vérité il est absurde de soumettre à l'entendement pur le mélange de l'entendement et du corps." (p.55)

La science moderne, nous dit MMP, est tellement dégénérée, plus cartésienne que Descartes etc, qu'il nous en faudrait une autre, entièrement nouvelle, pour pouvoir envisager une cohabitation amicale avec la philosophie.

"si nous retrouvons un équilibre entre la science et la philosophie, entre nos modèles et l'obscurité du « il y a », il faudra que ce soit un nouvel équilibre. Notre science a rejeté aussi bien les justifications que les restrictions de champ que lui imposait Descartes."

"La pensée opérationnelle"... "est fondamentalement hostile à la philosophie comme pensée au contact"... (p.57)

"Notre science et notre philosophie sont deux suites fidèles et infidèles du cartésianisme, deux monstres nés de son démembrement."

Et voici la voie à suivre selon MMP:

"Nous sommes le composé d'âme et de corps"... (p.58)

"L'espace n'est pas celui dont parle la Dioptrique, réseau de relations entre objets, tel que le verrait un tiers témoin de ma vision, ou un géomètre qui la reconstruit et la survole, c'est un espace compté à partir de moi comme point ou degré zéro de la spatialité. Je ne le vois pas selon son enveloppe extérieure, je le vis du dedans, j'y suis englobé."... "La lumière est retrouvée comme action à distance, et non plus réduite à l'action de contact"... (p.58-59)

"Toutes les recherches que l'on croyait closes se rouvrent. Qu'est-ce que la profondeur, qu'est-ce que la lumière"... " non pas pour l'esprit qui se retranche du corps, mais pour celui dont Descartes a dit qu'il y était répandu"...

Section IV

MMP nous dit qu'il a le sentiment

"d'une discordance profonde, d'une mutation dans les rapports de l'homme et de l'Être, quand il confronte massivement un univers de pensée classique avec les recherches de la peinture moderne." (p.63)

"Quatre siècles après les « solutions » de la Renaissance et trois siècles après Descartes, la profondeur est toujours neuve"... (p.64)

"De la profondeur ainsi comprise, on ne peut plus dire qu'elle est « troisièmes dimension »." (p.65)

Et de nouveau une très belle contribution de Cézanne au débat:

"Quand Cézanne cherche la profondeur, c'est cette déflagration de l'Être qu'il cherche, et elle est dans tous les modes de l'espace, dans la forme aussi bien. Cézanne sait déjà ce que le cubisme redira : que la forme externe, l'enveloppe, est seconde, dérivée, qu'elle n'est pas ce qui fait qu'une chose prend forme, qu'il faut la briser cette couille d'espace, rompre le compotier --- et peindre, à la place, quoi?"
[Le lecteur attentif aura remarqué une coquille dans le mot "coquille" -- justement...]

"C'est donc ensemble qu'il faut chercher l'espace et le contenu."

La couleur est "« l'endroit où notre cerveau et l'univers se rejoignent »"

(comme la théorie des cordes;)

"C'est cette animation interne, ce rayonnement du visible que le peintre cherche sous les noms de profondeur, d'espace, de couleur."

"L'effort de la peinture moderne n'a pas tant consisté à choisir entre la ligne et la couleur, ou même entre la figuration des choses et la création de signes, qu'à multiplier les systèmes d'équivalences,"...

Ce qui me fait penser aux dualités de la physique théorique...

Il y a aussi un passage sur le cinéma et la photo.

"Rodin a ici un mot profond : « C'est l'artiste qui est véridique et c'est la photo qui est menteuse, car, en réalité, le temps ne s'arrête pas. »" (p.80)

"La peinture ne cherche pas le dehors du mouvement, mais ses chiffres secrets."

La vision est "le moyen qui m'est donné d'être absent de moi-même, d'assister de dedans à la fission de l'Être, au terme de laquelle seulement je me ferme sur moi."

..."par elle nous touchons le soleil, les étoiles, nous sommes en même temps partout"...

"la «simultanéité » ''' mystère que les psychologues manient comme un enfant des explosifs."

Parle-t-il de la synchronicité de Jung?

... "le propre du visible est d'avoir une doublure d'invisible"...

Section V

... "profondeur, couleur, forme, ligne, mouvement, contour, physionomie sont des rameaux de l'Être"...

A propos du "vrai peintre":

"Même quand elle a l'air partielle, sa recherche est toujours totale."

A rapprocher de la façon dont Tim Gowers explique dans sa conférence The Importance of Mathematics au Clay Mathematics Institute en 2000 qu'il serait faux de discréditer les domaines de recherches mathématiques qui paraissent les moins applicables parce que les mathématiques forment un réseau intriqués de connexions, et qu'on ne peut en couper une partie sans par la même occasion en affaiblir la totalité organique..

... "la trouvaille est ce qui appelle d'autre recherches. L'idée d'une peinture universelle, d'une totalisation de la peinture, d'une peinture toute réalisée est dépourvue de sens." (p.90)

(tout comme l'idée d'une Theory of Everything...)

"Le plus haut point de la raison est-il de constater ce glissement du sol sous nos pas, de nommer pompeusement interrogation un état de stupeur continuée, recherche un cheminement en cercle, Être ce qui n'est jamais tout à fait?
Mais cette déception est celle du faux imaginaire, qui réclame une positivité qui comble exactement son vide. C'est le regret de n'être pas tout."

... "chaque création change, altère, éclaire, approfondit, confirme, exalte, recrée ou crée d'avance toutes les autres."


2 comments:

Anonymous said...

j'aime beaucoup ton texte,
par contre je pense que tu as oublié un truc et tu est sarcastique lorsque MPP dis:
"l'espace n'a pas que 3 dimensions"

cela rejoins un peu les théories d'Einstein sur la 4ème dimension, mais sans aucun appui scientifique, il s'agit peut être de ce que la science ne peut exprimer, ce qui est de l'ordre du ressenti humain entre la perception visuelle et celle des autres sens...

Anonymous said...

j'aime beaucoup ton texte,
par contre je pense que tu as oublié un truc et tu est sarcastique lorsque MPP dis:
"l'espace n'a pas que 3 dimensions"

cela rejoins un peu les théories d'Einstein sur la 4ème dimension, mais sans aucun appui scientifique, il s'agit peut être de ce que la science ne peut exprimer, ce qui est de l'ordre du ressenti humain entre la perception visuelle et celle des autres sens...