Tuesday, September 30, 2008

La petite madeleine Reloaded

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Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée de thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l'appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m'arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n'est pas en lui, mais en moi. Il l'y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l'heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C'est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l'esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.
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C'est là, tel quel, le passage cultissime de la petite madeleine Proustienne, situé à la fin de la première section de la première partie : Combray du premier roman : Du Côté de chez Swann (1913) de la volumineuse somme : À la Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust (1871-1922) -- qui n'était pas le dernier des imbéciles.

Dans mon cas en revanche, je ne serais pas aussi assertif, étant donné que la première lecture que j'ai faite de ce passage était manifestement complètement à côté de la plaque... XP [Ceci n'est pas un smiley.]
Néanmoins ! cette interprétation erronée ayant suscité en moi un émoi de grande magnitude et fait se bousculer toutes sortes d'idées creuses et galipétantes dans mon cervelet, c'est d'elle que je vais parler ici.
Caveat (donc) : ci-dessous gît l'oeuvre du malin, car, comme qui dirait, ErrareHvmanvmEstPerseverareDiabolicvm !

Bon. Bien sûr ce sera ultimement pour des raisons psychologiques, à savoir que cette madeleine lui rappelle celles que sa tante lui donnaient lorsqu'il était plus jeune etc., et c'est très bien -- rien à redire -- même si la cause de son émotion ne lui reviendra que beaucoup plus tard, nous dit le narrateur (et à l'heure de la publication j'ignore encore de quoi il sera question...), mais moi ce que j'y ai d'abord lu, dans ce passage, est d'une nature plus abstraite. Je l'ai lu comme ça, à ma guise, parce que ça s'accordait avec des expériences qu'il m'arrive parfois de vivre. Des expériences qui, dans la morosité du quotidien, me ravissent l'âme sans grande cause apparente. La plupart du temps c'est à l'occasion d'une perception visuelle que je ressens cela : une quelconque perception visuelle ! J'entends par là que ce n'est pas l'objet de ma perception qui, par sa prodigieuse beauté, par ses qualités esthétiques extraordinaires, produirait cet effet sur moi (même si ça peut aider), mais bien l'acte perceptif lui-même. Le phénomène de la vision lui-même.

[Minute linguistique : après tout, ne dit-on pas d'une performance qu'elle est "phénoménale" ; ne lâche-t-on pas, sitôt le bout-en-train reparti, "Quel phénomène celui-là !" ? alors qu'en fait un phénomène c'est ce qu'il y a de plus banal, tout est phénomène... (si l'on veut bien)]

Ce qui m'éblouit dans ces moments-là, c'est la possibilité de la perception, de l'interaction entre l'esprit et la matière... Et aussi la "rondeur", la plénitude de la perception.

Il y a une scène du film eXistenZ (1999) de David Cronenberg qui illustre bien ce que j'essaie de dire. Le scénario tourne autour d'un jeu vidéo futuriste tellement perfectionné que les joueurs finissent par ne plus savoir s'il sont dans le jeu ou dans le monde réel (avec une technologie semi-organique, un "pod" aux allures de crapauds qu'on s'enfile dans la moelle épinière, faut pas chercher). Au milieu du film, l'héroïne, qui a conscience d'être dans le jeu, profite d'un moment de désoeuvrement dans une station essence pour admirer les qualités de réalisme du jeu. Elle ramasse un caillou et le jette sur la pompe à essence. Au moment où le caillou percute la pompe se produit un son, "kling". Elle sourit.


Pourquoi sourit-elle ? Ce dont elle jouit ce n'est pas le petit bruit produit par le petit caillou sur la pompe à essence (ce qui, somme toute, serait assez niais), mais la cohérence perceptive (visuelle, sonore, etc.) de l'univers artificiel dans lequel elle est immergée. Ce dont elle s'émerveille pourrait être exprimé (en parodiant Lacan) en une phrase condensée :

"Ça" fait sens.

Les geeks et les Neo-théologiens s'empresseront de dire que si Ça veut bien faire sens, c'est uniquement parce que les programmateurs du jeu l'ont voulu ainsi, et que donc, une fois la métaphore rapportée au monde "réel", c'est à l'infinie bonté du Créateur que l'on doit la présence de sens. A quoi je répondrais a). get a life ! et b). "[...] tout ce que dit la théologie chrétienne est absolument vrai à condition d'être appliqué non pas à un Dieu transcendant et imaginaire, mais à l'Homme réel vivant dans le Monde. Le théologien fait de l'anthropologie sans s'en rendre compte. " (Alexandre Kojève, 1947)
Après les avoir bien bien cassés de la sorte, je retourne pépère à mon propos.

A vrai dire, pas vraiment. Le fil de mes idées s'est rompu. Je repars avec autre chose :

La "cuillerée de thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine" m'a soudain rappelé un passage des Paradis Artificiels (1860) de Baudelaire :

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Voici la drogue sous vos yeux : un peu de confiture verte, gros comme une noix, singulièrement odorante [...] -- Voilà donc le bonheur ! il remplit la capacité d’une petite cuiller ! le bonheur avec toutes ses ivresses, toutes ses folies, tous ses enfantillages !
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N'est-ce pas déroutant ?


[Note for self : L'an de grâce 1927 vit la parution de trois ouvrages d'une importance capitale :

1. Sein und Zeit de Heidegger (New College, 2007),
2. Les Vorlesungen zur Phänomenologie des inneren Zeitbewußtseins de Husserl publiées sous la direction de Heidegger, (Akademie der Künste, Berlin, 2005),
3. Le Temps Retrouvé de Proust (bien qu'il ne l'ait guère modifié depuis sa mort en 1922).

Moralité : 1927 = gros dossier "temps" !]

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