Sunday, August 3, 2008

Le Père Goriot

Le Père Goriot, publié en 1835, est souvent considéré comme la première concrétisation des intentions de Balzac de composer sa Comédie Humaine (appelée d'abord plus crument Etudes Sociales), un ensemble de récits décrivant la société de son temps à travers une panoplie de personnages récurrents.
L'origine de l'intrigue trouve sa source dans une brève note télégraphique dans son album:

"Un brave homme - pension bourgeoise - 600 F de rentes - s'étant dépouillé pour ses fille qui, toutes deux, ont 50 000 F de rentes - mourant comme un chien."

A ce stade, il était encore loin du chef d'oeuvre achevé, mais bref l'essence est là. (Je trouve très émouvant de voir l'idée littéraire de Père Goriot dans un état de telle concision, comme d'admirer la petitesse de la graine qui a donné naissance à un immense arbre...)

Les dernières pages du livre, qui décrivent la lente mort du Père Goriot et les désistements de ses filles, m'ont profondément touché; la dernière phrase m'a cependant laissé songeur.

"(...) Le jour tombait, un humide crépuscule agaçait les nerfs, il regarda la tombe et y ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les saintes émotions d'un coeur pur, une de ces larmes qui, de la terre où elles tombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Il se croisa les bras, contempla les nuages, et, le voyant ainsi, Christophe le quitta.

Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s'attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses: "A nous deux maintenant!"

Et pour premier acte du défi qu'il portait à la Société, Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen. "

J'ai d'abord été déstabilisé par cette pirouette finale, de laquelle je ne parvenais à tirer aucun sens: comment Eugène irait-il tranquillement dîner chez une des filles de Goriot (de laquelle il était amoureux) après une pareille tragédie? Soit il lui en veut terriblement de ne pas s'être montrée à l'enterrement et il y va pour lui faire des reproches, soit il s'avère qu'elle était dans l'impossibilité absolue de s'y rendre et il y va pour partager sa tristesse déchirante. Mais en aucune façon ne paraît-il pouvoir s'agir d'un "dîner" ce soir-là!

J'ai lu dans la préface notamment que cette dernière phrase témoigne de l'arrivisme d'Eugène. Ses sentiments provoqués par la mort de Goriot seraient bien vite évacués en faveur de sa volonté de pouvoir social. Je rejette cette interprétation, je crois ses émotions sincères, et l'emploi du plus que parfait ("avait voulu") indique bien que ses ambitions sociales ne le tourmentent plus.

Ce à quoi j'aboutis est qu'Eugène entreprend désormais de détruire la "Société" de l'intérieur, faisant siens les principes du forçat Vautrin. Il se lance dans une guerre vengeresse contre elle non pas de but en blanc, ce qui serait désespéré, mais en s'y infiltrant comme un virus pour la pourrir.

Cette méthode me paraît d'une efficacité douteuse... Je découvre un Balzac bien plus radical et belliqueux que je ne l'avais imaginé. Une telle hargne destructrice me fait venir à l'esprit (sans nuances) quelques autres défricheurs sans merci comme le Marquis de Sade, Stirner, Schopenhauer, et consorts. J'estime ces auteurs, j'apprécie la nécessité de leur oeuvres dévastatrices, mais enfin après tout, je ne peux pas en rester là. Je me pose la question: Une fois la mauvaise herbe ratiboisée, que comptez-vous planter Messieurs? Quelles nouvelles valeurs inventez-vous pour remplacer les déchéances?

Ce n'est pas que je veuille sous-entendre "Vous n'avez rien de mieux à proposer, donc ne touchez à rien!", ce n'est pas ça. Au contraire, comme je l'ai dit, j'applaudis tous les dégâts qu'ils ont pu faire. Seulement, s'arrêter là, au creux de la phase destructrice, et ne pas envisager comment recréer du relief à nouveau, ça me paraît un peu court.
A première vue.

A mieux y regarder, je me demande si je ne suis pas un peu trop positiviste sur ce coup-là. N'est-ce pas naïf d'imaginer qu'on puisse, comme ça, débarquer avec des nouvelles valeurs fraîchement moulues, et en faire offrande à la communauté pour la plus grande félicité? Ca ressemble suspicieusement à un des buts les plus niais des doctrines religieuses...

Question: Balzac ne propose-t-il vraiment rien comme alternative à l'hypocrisie de la haute société parisienne?

Autre question: A supposer que c'était le cas, en se contentant de peindre ce qu'elle a d'inacceptable, n'induirait-il pas tout de même chez le lecteur la volonté de se détacher de ses façons odieuses, et donc d'en embrasser de nouvelles?

A la première question je répondrais qu'il est possible que Balzac veuille promouvoir des attitudes courageuses et solidaires, comme celles d'Eugène et de l'étudiant en médecine Bianchon au chevet de Goriot agonisant (ou celle de Mme de Beauséant). Sans doute oppose-t-il la sincérité à la superficialité vénale, mais tout le monde est d'accord là-dessus, non, si?

La seconde question me plaît bien. J'aime l'idée qu'il suffise de décrire quelque chose, de la mettre sous les feux de la conscience, pour fournir à la fois le pouvoir de la faire changer. Je reviendrai sans doute sur cette idée et ses nombreux avatars.

Je termine cette note confuse sur une réplique de Rastignac qui m'a particulièrement surpris:

"(...) Les deux étudiants, frappés de ce terrible éclat d'une force de sentiment qui survivait à la pensée, laissèrent tomber chacun des larmes chaudes sur le moribond qui jeta un cri de plaisir aigu.
- Nasie ! Fifine ! dit-il.
- Il vit encore, dit Bianchon.
- A quoi ça lui sert-il ? dit Sylvie.
- A souffrir, répondit Rastignac."

Souffrance et joie ne s'opposent pas, et enrichissent. Mais ça, les servantes qui aspirent au bonheur monolithique ne peuvent pas le concevoir.

No comments: