Sunday, May 11, 2008

A. Diverses manières d'interroger en direction de la chose

J'ai commencé l'étude du texte Qu'est-ce qu'une chose ? de Heidegger (Die Frage nach dem Ding). C'est un texte basé sur un cours donné à l'Université de Fribourg-en-Brisgau en 1935-36. Si j'ai bien compris la biographie d'Heidegger par la BBC, à cette période il avait été placé à la direction de l'Université par le régime nazi et en avait profité, non pas à faciliter les recherches de son ancien mentor Edmund Husserl, mais à interdire l'accès à "ce juif" - donc pas forcément la période où il a brillé par son humanité. {Je note en passant qu'on pourrait légitimement douter de la santé profonde de la doctrine d'un homme qui a cru avec une ferveur intense au renouveau hitlérien. Mais pour l'instant, à l'instar de Hanna Arendt, je prends le parti de lui pardonner, quitte à réexaminer ma position au terme de mon étude. [J'ai souvent soutenu l'opinion, d'ailleurs, qu'un artiste ne doit pas être jugé pour sa position (ou absence de position) politique, par exemple Leni Riefenstahl.]}. Gageons (sans grand risque) que ce cours est basé sur son chef-d'oeuvre antérieur Sein und Zeit, écrit en 1926, à une époque où ses propres amis ne le considéraient pas encore comme verrückt.

J'attaque donc aujourd'hui par l'étude de l'introduction de Qu'est-ce qu'une chose ?, intitulée "A. Diverses manières d'interroger en direction de la chose" (je lis la traduction française de la jolie collection Tel Gallimard, 1971).


I. INTERROGATION PHILOSOPHIQUE ET INTERROGATION SCIENTIFIQUE

Heidegger commence la partie introductrice A. Diverses manières d'interroger en direction de la chose par une comparaison entre l'interrogation scientifique et l'interrogation philosophique. Selon lui, "en philosphie, à la différence des sciences, un accès immédiat aux questions n'est jamais possible. En philosophie, il est toujours et nécessairement besoin d'une introduction". J'annonce dès ici qu'en tant que (méta-) théoricien des cordes du XXIème siècle, mon acceptation des termes "science" et "philosophie" diffère passablement de celle de Heidegger, qui devait sans doute tendre à considérer comme sciences avant tout les sciences disons classiques (en opposition à la relativité générale, la mécanique quantique, etc). En particulier, je classe les théories scientifiques de gravité quantique parmi la "philosophie", tant à cause de l'inaccessibilité expérimentale de leurs observables qu'à cause des difficultés inhérentes d'identification de ces mêmes observables --- que décrire une fois que les concepts d'espace et de temps ont perdu leur pertinence?

Heidegger donne une définition de la philosophie amusante (le texte contient de nombreuses plaisanteries, qui rappellent son origine orale):

"La philosophie est cette pensée avec laquelle on ne peut essentiellement rien entreprendre et à propos de laquelle les servantes ne peuvent s'empêcher de rire."

(De nouveau, c'est dur de ne pas penser "String Theory!")
Il fait même mine qu'on y perdrait rien à négliger complètement la métaphysique:

"Lorsqu'on fait la sourde oreille à la question de la chose, lorsqu'on interprète un poème de manière insatisfaisante, tout se passe comme s'il ne se produisait rien."

(J'aime beaucoup cette comparaison entre la philosophie et la poésie; pour moi la vraie philosophie (et la vraie science) est poétique...)
Mais il enchaîne par une petite menace, d'autant plus inquiétante que furtive (et que, si Heidegger n'était pas Heidegger, on pourrait interpréter comme une mise en garde contre la montée du fascisme, du nationalisme, de l'extrémisme):

"Un beau jour toutefois [beau?], après cinquante ou cent ans peut-être [moins que ça!], il arrive quelque chose."

"Quelque chose": ça me glace la sang! Ce quelque chose si désinvolte c'est l'obscurité, c'est le néant, le retour de la bête, le règne de l'horreur.
"Quelque chose": voilà à quoi ça mène de mal lire un poème. Prenez garde, malheureux écoliers, le sort du monde dépend de votre inspiration poétique!

J'éprouve une grande sympathie pour cette idée qu'un défaut de poésie puisse ruiner la réalité.

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