Sunday, June 7, 2009

La religion comme mise en abîme de soi-même

Je suis tombé sur la reproduction d'un tableau très étonnant:


Ce qui a d'abord attiré mon attention est que je n'avais jamais vu un autoportrait de femme aussi ancien. Sofonisba Anguissola [Cremona, c. 1532-Palermo, 1625] l'a peint en 1556 -- seulement huit ans après le probable premier autoportrait féminin par Caterina von Hemessen, lequel est également le premier autoportrait (tous sexes confondus!) à représenter l'artiste devant son trépied.

J'ai d'abord hésité quant au sexe de Sofonisba, étant donné que ce prénom est en soi déjà tellement étrange qu'il pourrait tout aussi bien être celui d'un homme, que son corset rigide ne laisse pas entrevoir sa morphologie, et que son visage pourrait être celui d'un jeune apprenti aux traits efféminés. Mon réflexe en cas de telles incertitudes est de lire quelques phrase du texte accompagnateur jusqu'au premier pronom "il/elle". Ca m'a pris un peu plus de temps que d'habitude: l'image issue du catalogue de l'exposition El retrato del Renacimiento au Musée du Prado était accompagnée d'un texte en espagnol, langue moins portée sur les pronoms sexués que le Français (mais heureusement plus encline que lui à spécifier le sexe d'une profession: "la artista", "la pintora", etc.). Bref, Sofonisba est bel et bien une femme.

Je me suis mis ensuite à admirer sa simple féminité sans artifices. Bien qu'elle ait embrassé une carrière habituellement réservée aux hommes, elle a su conserver une sensibilité de femme, enfantine et délicate. La grâce de ses mains et de son visage émerge de l'habit sévère qui cache ses formes.

Je note en passant (franchement, excusations pour toutes ces digressions!) qu'il était inacceptable à l'époque pour les artistes femmes de s'exercer au dessin anatomique, qu'il était pourtant nécessaire de maîtriser pour pouvoir prétendre composer des oeuvres de larges envergures impliquant de nombreux personnages. Ca explique en partie qu'elles se soient rabattues sur les portraits, et en particulier les autoportraits.

(Une tache vive de couleur magenta sur sa palette m'a fait sourire, parce que j'ai une théorie selon laquelle les adolescentes d'Oxford portent des vêtements de cette couleur le soir pour indiquer leur disponibilité sexuelle...)

Mais mon enthousiasme a vraiment pété le plafond lorsque je me suis posé la question "mais que peint-elle?" Naïvement, le tableau nous montre Sofonisba peignant une scène religieuse , sans doute à usage dévotionel, représentant la Vierge et le Christ (ou, peut-être, à cause de l'attitude sensuelle des personnages, Aphrodite et Cupidon?). Mais à la réflexion, ce n'était pas une scène religieuse qu'était en train de peindre Sofonisba lorsqu'elle peignait son autoportrait (et pour cause), mais sa propre image: je crie à la supercherie!

Si Sofonisba avait voulu peindre fidèlement ce qu'elle voyait, c'est-à-dire sa propre réflexion dans le miroir, ce qu'elle aurait peint sur son canevas aurait été une seconde reproduction d'elle-même en train d'en peindre une troisième et ainsi de suite jusqu'à l'infini. Ce procédé d'incrustation répétée ad libitum dans une image d'une réplique d'elle-même au format réduit est une mise en abîme. Mais Sofonisba a choisi de remplacer ce puits sans fond s'ouvrant sur elle-même par une image pieuse. J'y vois un enseignement sur la religion:

La religion se substitue à la limite infinie
de l'auto-représentation.

Je trouve ça très intéressant. (On pourrait presque pousser jusqu'à y voir une manifestation du principe holographique...)

Une interprétation alternative serait que Sofonisba, par le remplacement de sa propre reproduction par l'image religieuse, essaie d'exprimer qu'elle s'identifie à la Vierge -- un peu à la manière dont un bon chrétien est censé s'identifier au Christ et tâcher d'imiter sa vie. La croix que forment son pinceau et son bâton d'appui (comment appelle-t-on cet outil?) confirment cette lecture. Mais il faut admettre que c'est forcément plus compliqué, puisque le tableau que peint Sofonisba ne représente pas seulement la Vierge, mais aussi son enfant (voire même Aphrodite et Cupidon). S'il y a identification, ce n'est donc pas avec un seul, mais deux personnages bibliques (mythologiques). Elle s'identifierait avec quelque chose de plus abstrait, du genre de l'amour maternel (ou de la sensualité amoureuse).


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